1948. L’Union d’Afrique du Sud décide d’institutionnaliser la ségrégation raciale. C’est la naissance de l’apartheid, qui durera jusqu’en 1991. Les colonisateurs blancs au pouvoir décident d’exclure les noirs de leur vie sociale – à l’exception évidemment des tâches domestiques -, et même de les exclure de leurs espaces de vie. Cela passe notamment par l’expulsion des populations noires de certaines zones, suivies de déportations massives vers ce que l’on appellera les bantoustan. L’Afrique du Sud bascule dans une des heures les plus sombres de son histoire. Et au milieu de l’apartheid, le football, sport historiquement acquis à la communauté noire, se retrouve dans un tourbillon sociopolitique.

Pour les blancs

Sport du peuple par excellence, le football arrive paradoxalement en Afrique du Sud comme outil d’asservissement des populations noires au profit des classes dominantes blanches. Ce phénomène s’opère majoritairement autour des concessions minières. En effet, afin d’empêcher les migrations de population et de créer un sentiment d’appartenance et une vie locale forte, les propriétaires miniers encouragent leurs travailleurs souterrains à disputer des matchs de football. Ce faisant, ils trouvent un moyen de régulation de la vie sociale mais aussi des déviances. Car le football est un outil pour réprimer la délinquance et réduire la consommation de drogue. Plus encore, le sport-roi est utilisé afin d’empêcher les retours migratoires le week-end dans les provinces d’origines, qui se traduisaient bien souvent par des abandons définitifs de postes. Le football est donc un outil de contrôle, par les blancs et pour les blancs.

Mais dans les townships, que l’on nommera parfois improprement en français ghettos, le football gagne en popularité. Comme au Brésil et un peu partout dans le monde, il devient un art, et même un art de vivre. Nombreux sont pourtant ceux qui ne connaissent pas les règles du jeu. Et encore plus nombreux sont les habitants de ces bidonvilles qui n’ont jamais vu de leurs yeux un vrai match de football. Mais malgré cette connaissance incomplète, le football se popularise très rapidement, dans les espaces informels d’abord, puis dans les arrière-cours des bars réservés aux noirs, les shebeens. Le football se mêle de marabi, interprétation locale de la culture de l’esquive et de la danse, sorte de capoeira sud-africaine. Bien sûr, les ballons ne sont pas tout à fait ronds, mais peu importe. Le football devient le sport des noirs, par opposition au rugby, le sport des blancs par excellence.

Séparés

Mais les problèmes vont arriver dans les années 1950, alors que la politique de l’apartheid prend son envol. En effet, deux fédérations s’affrontent : d’une part, la South African Football Association (SAFA) et la South African Soccer Federation (SASF). La SASF, issue de la fusion de trois organisations représentant la communauté bantoue, coloured (métisse) et indienne, s’oppose fermement à la politique d’apartheid. Elle connaît un grand succès dans ses premières années d’existence, puisqu’environ 75 % des licenciés d’Afrique du Sud le sont alors auprès de la SASF. En novembre 1954, la SASF présente même sa candidature à la FIFA. Mais cette dernière rejette l’adhésion de la SASF, au motif qu’il n’y a pas de joueur blancs dans la fédération. Quelques mois plus tard, en mai 1955, la FIFA rejette aussi celle de la SAFA, qui ne contrôle pas tous les clubs et tous les joueurs du pays.

Les fédérations rivales semblent donc forcées de s’unir. Mais il n’en sera rien. Car, soutenue par le gouvernement, la SAFA va parvenir à ses fins. En effet, elle soutient auprès de la FIFA l’impensable : la ségrégation est une « tradition et une coutume en Afrique du Sud ». Mais la SAFA, qui deviendra en 1957 la FASA (South African Football Association) ne fera pas long feu. Car les fédérations du monde entier se révoltent. En 1960, au congrès de Rome, la FASA ne doit de rester dans la FIFA qu’à la faveur de des statuts de l’institution. Ceux-ci soutiennent que le football ne doit pas être mêlé à la politique. Mais en 1964, la résolution tombe : la FASA est exclue de la FIFA, après l’avoir été de la CAF en 1960. Et ce, étonnamment notamment grâce au lobbying du bloc de l’Est et de l’Asie.

Décadence

L’Afrique du Sud va donc végéter loin de la FIFA. Mais cela ne décourage pas les dirigeants du football national à la ségrégation. Ceux-ci décident d’interdire la National Football League aux non-blancs. D’autre part, la South African Soccer League autorise elle toutes les couleurs de peau. Même si, en pratique, ce ne sont que des non-blancs qui y jouent. Mieux dotée financièrement et logistiquement, la NFL semble partie pour dominer le football en Afrique du Sud. Mais c’était sans compter sur l’âme du jeu : les supporters. La NFL n’est en effet absolument pas populaire. Car les blancs préfèrent se tourner vers le rugby, tandis que les noirs ne peuvent de toute façon pas accéder aux stades. Et puis, pourquoi supporteraient-ils des équipes qui les excluent ? Les clubs les plus populaires du pays sont donc les clubs noirs, comme notamment l’Orlando Pirates FC.

Dans la tristement célèbre prison de Robben Island, le football est même carrément interdit aux noirs. Il faudra attendre 1964 avant qu’ils obtiennent le droit de s’y adonner dans la cour. C’est la naissance de la Makana Football Association, du nom d’un guerrier Xhosa emprisonné sur l’île. Cette ligue, qui durera jusqu’en 1974, comprend trois divisions de neuf équipes, signe de l’intérêt des prisonniers noirs pour le football. Et surtout, les lois du jeu y sont respectées au mot près. En effet, le livre correspondant est l’un des très rares ouvrages présents dans la bibliothèque de la prison. Néanmoins, les prisonniers politiques hautement sensibles, comme Nelson Mandela, n’ont pas le droit de disputer la moindre rencontre. Ils sont même interdits d’assister aux matchs de la Makana FA.

Le chemin de la paix

En 1976, finalement, les noirs et les blanc sont autorisés à jouer ensemble au football. Une équipe mixte affronte même l’Argentine au mois de mars – et remporte la victoire. Mais cela ne sera pas suffisant pour réintégrer la FIFA : les émeutes de Soweto réprimées dans le sang maintiennent bien aux yeux de l’opinion internationale que l’apartheid est bien ancrée dans la culture sud-africaine. Pire, les avancées sur le plan footballistique semblent avant tout être un vernis pour les yeux de l’opinion internationale. Néanmoins, profitant de l’émulation suscitée par la victoire contre l’Argentine, la NFL trouve le moyen de disparaître dignement, en se fondant dans la SASL. Caché sous des intentions humanistes, le but est cependant de redonner de la compétitivité aux clubs blancs en leur permettant de recruter les talents du pays.

Mais cette stratégie va échouer : les Highland Parks, club majeur du football blanc, va même être racheté par Jomo Sono, une des stars du football du pays, évidemment noir. Il faudra finalement attendre 1992 et la fin de l’apartheid avant de voir le football définitivement se normaliser en Afrique du Sud. Mais le football en Afrique du Sud met longtemps avant de se débarrasser complètement du joug de l’apartheid. Et encore aujourd’hui, la ségrégation laisse des marques dans le paysage sportif local. Car rares sont les blancs à être épris du ballon rond. Et ils sont encore plus rares à supporter un club historiquement noir. Et si le chemin vers l’unité est bien entamé, la route pour y parvenir est encore longue.

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