Le football est peut-être l’une des choses les plus universelles de la planète. Des favelas du Brésil jusqu’aux bidonvilles d’Inde, un ballon suffit à amener un peu de bonheur à des enfants qui n’ont pas de repères. Voici l’histoire de Pavati, enfant des bidonvilles de Delhi. 

Jughi

Je m’appelle Pavati, et je ne sais pas quand je suis né. C’est presque fou à dire comme ça, mais dans aucun registre d’état-civil, on ne retrouve ma date de naissance. Au début des années 2000, dans l’un des endroits les plus sordides de Delhi, ma mère m’a mis au jour, avant de perdre la vie quelques années plus tard en faisant naître mon sixième frère. Nous sommes neuf dans ma famille. Sept garçons et trois filles. Dès que j’ai eu l’âge de tenir sur mes jambes, je me suis mis à travailler avec mes frères aînés et mes grandes sœurs. Courir partout pour récupérer dans les poubelles ce qui peut encore se manger, se récupérer et peut-être se revendre. Et puis aller faire la manche devant l’aéroport, quand la police militaire ne nous dégage pas à coup de crosses.

D’aussi loin que je me souvienne, tout le monde dans ma famille a toujours adoré le cricket. Mon oncle Prabusha, mes cousins Nagesh et Ajiit… A peine quelques dizaines de roupies en poche, on se débrouille pour aller dans l’unique baraque du quartier qui a l’électricité et une télévision, on paye son droit d’entrée et on va voir l’équipe nationale humilier celle du Pakistan. Comme une manière de s’échapper un instant des bidonvilles où l’on vit. Oublier aussi un instant que le toit de ma maison menace de s’effondrer minute après minute, et que la pièce où nous dormons ressemble au Gange dès qu’il pleut un peu fort. Tout le monde rêve de devenir joueur de cricket, mais on sait au fond de nous qu’il y a autant de chance de le devenir que pour mes sœurs de se marier avec un Brahman.

Rêve

On m’a dit toute mon enfance que le plus important était la religion. J’y ai cru jusqu’à mes dix ans. J’y ai cru jusqu’à ce que je rencontre Brahim, qui vivait à vingt minutes de chez moi. Brahim était musulman, pas moi. Et Brahim jouait à ce jeu étrange, avec une balle ronde faite de chiffons reliés ensemble pour former une sphère quasi-parfaite. Toute la journée, dès que son père avait le dos tourné, il la faisait rebondir contre le mur en face de lui. C’est à ce moment que j’ai compris que Dieu nous avait abandonné, nous les Intouchables, avec notre peau sombre. S’il y a un Dieu, alors il ne nous aurait pas laissé vivre dans de tels taudis malgré toutes nos offrandes sur des autels somptueux vidés chaque jours par les Prêtres.

Brahim m’a montré comment jouer au football, et c’est là que j’ai compris. Sur les photographies jaunies qu’il tenait de son arrière-grand oncle, ancien joueur de l’équipe nationale du Pakistan lorsque le pays s’était incliné contre l’Iran pour le premier match de son histoire, j’ai compris comment, à l’autre bout du monde, des gens avaient pu inventer un sport qui se joue avec les pieds.

La première fois que j’ai fait rebondir le ballon contre mon pied, j’ai eu l’impression d’être sur un autre monde, dans un paradis sur terre. C’était la fin des bruits incessants, des hurlements de douleur des mères perdant leurs fils d’une maladie éradiquée dans les pays riches, des détritus dans lesquels il faut fouiller pour trouver de quoi s’habiller. Oui, ça ne dure qu’un temps, mais ça suffit pour donner un sens à sa vie.

Tricher

Et puis, quand on aime un sport si populaire que personne n’aime pourtant dans notre pays, cela crée des liens d’une force inouïe. La première fois où je suis rentré sur la pelouse verte d’un stade de football, j’ai remercié Brahim plutôt que Dieu. C’est lui qui m’a permis d’en être où je suis aujourd’hui. C’est grâce à lui que j’ai réussi à me faire repérer par des recruteurs à la recherche des premiers talents du football indien. Et c’est grâce à eux que j’ai pu faire des études. C’est grâce à eux que je n’habite plus sous des bâches en plastique déchirées, que je ne dors plus sur des détritus, que je ne suis plus réveillé par l’odeur nauséabonde des poubelles qui s’accumulent à quelques mètres à peine de chez moi. Grâce au football, je peux porter des vêtements propres tous les jours et me laver.

J’étudie aujourd’hui aux Etats-Unis d’Amérique. Je paye mes frais de scolarité grâce aux buts que je marque à la pointe de l’attaque de mon équipe. Je suis peut-être un immigré, mais je ne suis plus un gamin des bidonvilles. J’ai eu mes premiers papiers grâce à un entraîneur de football qui me voulait absolument dans son équipe. Et puis j’ai joué dans toute l’Inde, j’ai marqué des buts contre des gamins qui avaient toujours tout eu durant leur enfance. Un jour est arrivé où j’ai pu faire un essai, partir de l’autre côté du monde pour m’arracher à mon destin. Un peu comme dans les films de Bollywood où le héros vient sauver le monde d’un péril qui l’attend. Parfois, le destin vient nous donner un coup de pouce, même au plus profond des bidonvilles de New Delhi.

Issu d’une histoire vraie. Le prénom de Pavati a été changé.
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« Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on le peut reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui ». (Jonathan Swift, 1667-1745)