Quand en 1993 Diego Maradona signe à Newell’s, un journaliste sportif reconnu décrit cette arrivée comme celle du meilleur joueur argentin de l’histoire dans le club de Rosario. Entendant ces paroles, « D10S » le reprend de volée et rétorque : « le meilleur joueur de l’histoire a déjà joué à Rosario, et son nom est Trinche Carlovich ». Retour aujourd’hui sur la légende d’El Trinche, le magicien invisible.

Le yougoslave

L’histoire d’El Trinche Carlovich commence comme celle de milliers de jeunes footballeurs. Tomás Felipe Carlovich voit le jour à Rosario, le 20 avril 1949. Il est le septième enfant d’une famille d’immigrés yougoslaves. Tomas Felipe grandit entre les terrains de terre, les potreros qui ont formés tant de numéros 10 argentins, et les bateaux remontant le Paraná. Les matelots comme les jeunes footballeurs aiment à se parer de surnoms. Tomás n’échappe pas à la règle et reçoit celui de « Trinche », la fourchette en espagnol. Pourquoi ? Personne ne le sait réellement. Certains suggèrent que ce surnom original vient de sa manière de conduire la balle, donnant l’impression qu’il possédait quatre jambes.

Dans les zones d’ombre parant son adolescence, deux certitudes subsistent : il la passe exclusivement dans son quartier de Belgrano, et surtout apprécie sortir avec ses amis, boire des bières et écumer les bars de son barrio. Mais aucun plaisir ne peut surpasser celui qu’il prend à faire de petits matchs avec ses amis. Et dans ces années soixante débutant, les recruteurs des clubs argentins sont bien conscients qu’il faut regarder ces jeunes qui taquinent la balle à longueur de journée. Vers ses onze ou douze ans, il est déjà bien connu des clubs du coin. Le Rosario Central parvient à s’attacher ses services. Il évolue dans des catégories d’âge supérieures à la sienne, et est un des meilleurs joueurs de l’équipe. Ses coéquipiers respectent ce joueur capable de faire gagner un match sur une inspiration. Et ses adversaires apprennent à craindre le Trinche Carlovich.

Au mauvais moment ?

A une époque où l’âge compte encore beaucoup pour la place dans l’équipe, Felipe Carlovich a un peu de mal à percer. Il lui faut attendre ses vingt ans pour disputer ses deux premiers matchs en première division sous les ordres de Miguel Ignomiriello. Tout aurait pu être beau, le Trinche Carlovich réussir dans les meilleurs clubs d’Argentine et du monde. Mais Ignomiriello n’est pas le genre d’entraîneur appréciant l’indolence de Carlovich. Le jeu physique commence à pointer le bout de son nez, et Ignomiriello en est un des apôtres. La nonchalance est punie sévèrement par l’ancien entraîneur du Gimnasia de La Plata. Carlovich sort de l’équipe. Il ne rejouera plus jamais en première division. Peut-être est-ce là que la cassure s’est faite entre le joueur que le monde aurait pu – aurait dû ? – aduler et le symbole du football romantique disparu.

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Quoi qu’il en soit, la trajectoire du Trinche Carlovich sort du droit chemin. Il quitte à jamais la première division. Il s’engage brièvement avec le club de Jauregui, dans la province de Buenos Aires, le Club Social y Deportivo Flandria. Tomas Felipe Carlovich n’y restera qu’un semestre, le temps de déprimer un peu. Un cours passage à l’Independiente Rivadavia au cours de l’année 1972 va le convaincre de passer le reste de sa vie à Rosario.

Le Rosario Central ne veut plus de lui ? Pas grave, le Trinche Carlovich veut juste jouer au football à Rosario. Il s’engage avec le Central de Cordoba, un club de taille modeste qui joue en deuxième division. Maître à jouer total de l’équipe, il a la pleine liberté de son style de jeu. Surtout, aucun entraîneur n’est là pour lui imposer le moindre entraînement ou la moindre contrainte physique. Sa seule présence aux matchs était en soi déjà fabuleux pour le Central de Cordoba.

L’amour de la vie

Les supporters affluent pour voir le Trinche Carlovich. Parmi eux, un certain Marcelo Bielsa, supporter des Newell’s Old Boys. Ces quatre années de Felipe Carlovich ont permis au club de glaner une promotion en première division, mais aussi de développer son propre style de jeu. Le style rosarino. Le milieu de terrain offensif, symbole d’un football passé, met au point pour son équipe une stratégie lente et précise de construction des attaques. Sa sérénité balle au pied compense alors son manque de qualités physiques. La précision du pied gauche du Trinche permet de lancer les attaquants sans coup férir. José Pekerman aime à le comparer à Riquelme, mais la vérité se situe sans doute plus proche du style de jeu de Socrates. Du style de vie aussi.

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Le Trinche Carlovich dans les vestiaires de Central Cordoba

Mais si le geste de Socrates était indubitablement la talonnade, celui de Tomas Felipe Carlovich était ce que les argentins appellent le caño de ida y vuelta, que les britanniques qualifient de nutmeg et que la langue française ne sait pas décrire simplement. Ce geste technique fabuleux était la friandise du Trinche Carlovich. Lentement, il faisait un petit pont à son adversaire, le laissait se retourner, et lui repassait la balle entre les jambes. Ce geste, il l’effectuait à chaque fois qu’il entendait un supporter lui demander.

A chaque geste réussi, le Central Cordoba lui offrait même une prime, comme certains ont des primes de but ou des primes de match. Mais c’est justement cette volonté de chercher le geste beau plutôt que de chercher le geste purement efficace qui a empêché Tomas Carlovich de faire la carrière et d’avoir la reconnaissance qu’il méritait. Mais cela ne lui a pas empêché de donner du plaisir à des milliers d’amateurs de football.

La reconnaissance du Trinche Carlovich

La plus grande reconnaissance de sa carrière a lieu en 1974. La sélection argentine recherche alors un match amical en Argentine contre une sélection de joueurs locaux. Ce match a lieu à Rosario, et cinq joueurs du Rosario Central ainsi que cinq de Newell’s sont sélectionnés pour affronter l’Argentine. Le onzième homme est Felipe Carlovich. Il côtoie ce jour-là Mario Kempes, Carlos Aimar, Daniel Killer ou encore Mario Zanabria.

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Et Felipe Carlovich est impérial ce soir-là. Plus qu’impérial, même. Il mène le jeu comme il l’entend, humilie ses adversaires, dicte le tempo du match. Les supporters qui doutaient de son niveau et pensaient à une légende sont estomaqués. Vladislao Cap, alors sélectionneur de l’Argentine, demande à ses adjoints qui est ce joueur fabuleux. Aucun ne peut lui répondre. Les supporters, eux, sont enchantés par cette vision du Trinche Carlovich. A la mi-temps, il demande même à l’entraîneur adverse de faire sortir son meneur de jeu, de peur de perdre plus violemment que 3-0 – le score à la pause. Carlovich ne sortira qu’à la soixante-cinquième, et l’Argentine réduira le score à 3-1. A la sortie de Tomas Felipe Carlovich, les supporters quittent par dizaines le stade.

Subjugués par ce match, des émissaires du New York Cosmos essayent de le recruter, mais n’y parviennent pas. Une équipe française s’y intéresse aussi, mais essuie le même refus. L’Inter Milan, qu’il avait affronté quelques années avant en amical avec Rivadavia, cherche à nouveau à rentrer en contact avec lui. Mais le Trinche n’en a que faire de tous les lauriers, et préfère les asados, la bière et l’amitié à l’argent. Dans un monde où le business commence à s’emparer du football, il est une exception. Aujourd’hui, les médias le qualifieraient de « bol de fraîcheur » pour le football. Mais lui n’était qu’un homme comme les autres, qui jouait pour se payer un toit, à boire et à manger.

Mythe et légende

Ce bol de fraîcheur que représente le Trinche Carlovich est magnifié par la légende dont il est entouré. Seuls ceux l’ayant vu jouer sur le terrain l’ont jamais vu porter le ballon. La seconde division n’étant pas télévisée à l’époque du Trinche, aucune cassette ne résume les exploits du magicien de Rosario. Un court extrait de film, de quelques secondes à peine, le montre balle au pied. Pas de quoi faire une légende, mais de quoi comprendre pourquoi Felipe Carlovich était un joueur à part.

A part aussi parce qu’aucun article d’époque ne mentionne Tomas Felipe Carlovich, à part un dans le grand journal El Grafico. A part enfin parce que les supporters des équipes adverses encourageaient le Trinche plus fort que leur propre équipe quand il venait jouer chez eux. La légende, encore elle, veut que lors d’un match à l’extérieur de son équipe du Central Cordoba, il ait été exclu au bout de dix minutes. Mais face à la pression du public local, l’arbitre serait revenu sur sa décision, et le Trinche aurait ainsi pu terminer la partie sans encombre.

Preuve de son influence sur le jeu de son équipe, le Rosario Central tente de le faire revenir en 1976. N’ayant pour cela pas besoin de déménager, Carlovich accepte l’idée du retour dans le club de ses débuts. L’expérience Carlovich tourne à nouveau court, mais pour des raisons complètement différentes. Il tente pour la première fois de sa carrière une expérience à Santa Fe. Le Trinche part pour un an au Club Atlético Colón de Santa Fe, mais va vite déchanter. Il ne s’intègre pas très bien dans l’équipe, et à l’hiver 1977, il n’en fait plus partie.

L’heure du départ

« Tu ne pourras jamais être une idole si tu es trop parfait, mon vieux. Si tu n’as pas un peu de vice, si on ne t’a jamais attrapé en tort… Comment, bon dieu, veux-tu que les gens s’identifient à toi ? Qu’est-ce que t’as en commun, toi, avec tous ces singes en tribunes ? »

Cette phrase, c’est celle que Roberto Fontanarrosa a prononcé à l’oreille de Lionel Messi au début de la carrière de ce dernier. Fontanarrosa est un enfant de Rosario. Il a grandi devant la légende du Trinche. Et comme beaucoup d’autres Rosarino, il va pleurer quand le Trinche Carlovich signe en 1978-1979 au Deportivo Maipu, dans la province de Mendoza. Mais Tomas n’est pas parfait, il a un peu de vice, on l’a souvent attrapé en tort. L’aventure avec Maipu n’est guère plus longue que celle avec le CA Colón.

Comme un enfant perdu, il revient passer trois saisons au Central de Cordoba, avant d’y mettre fin à sa carrière en 1983. Tomas y reviendra quelques mois au cours de l’année 1986, pas assez longtemps pour changer son image, mais suffisamment pour voir son visage sur un mur. Le mur de Rosario. Un mur où trône à l’époque un portrait du « Che » Guevara, et où viendront s’ajouter celui de Fito Paez, du « loco » Bielsa, de « Tata » Martino, et bien plus tard de « Pocho » Lavezzi et d’Angel di Maria.

Le « meilleur numéro 5 » de l’histoire du football argentin est aujourd’hui retraité, dans son barrio natal. Loin des paillettes du football-business, il est une des dernières icônes du football romantique que l’on aime adorer. Ce football romantique où le ballon prédominait sur le physique. « A mes débuts, on avait sept ou huit joueurs de bons pieds. Depuis plusieurs années, si elles en ont un, c’est déjà pas mal. » Le Trinche conclut toujours mieux que quiconque.

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