L’histoire du football sud-américain est particulièrement riche. La culture footballistique y est extrêmement développée, et même un petit pays comme l’Uruguay connaît de nombreuses légendes. Parmi elles, José Andrade, la merveille noire. Pedro Rocha, le natif de Salto. Ou encore Angel Romano, le légendaire attaquant des années 1910-1920, surnommé « el loco ». Mais le tout premier attaquant de l’histoire de l’Uruguay s’appelait Isabelino Gradín.

Famille d’esclaves

L’histoire commence aux alentours de 1825 au Lesotho. Dans un contexte où l’esclavagisme reste important, un homme et une femme sont capturés pour être envoyés en tant qu’esclaves dans les plantations d’Amérique du Sud. Le bateau, après avoir perdu quelques dizaines de ses passagers involontaires, mal nourris et maltraités, arrive enfin sur les côtes sud-américaines. Dans le port de Montevideo, il débarque sa funeste cargaison d’êtres humains. L’homme et la femme sont tous deux envoyés dans une plantation, pour servir de machine humaine. Un travail long et fastidieux, sous les coups de fouet et dans la peur. Un travail qui ne les empêche pas néanmoins d’avoir des enfants, dont un garçon. Un autre couple originaire lui du Mozambique donne naissance à une fille.

Tout ce beau monde est affranchi officiellement en 1830. Le garçon et la fille se marient. Un fils naît de cette union. Il se marie lui-même avec une descendante d’esclave aux alentours de 1870. Aucun document ne permet de retracer exactement l’histoire de cette union. Toujours est-il qu’en 1897, un descendant de ces esclaves voit le jour. Dans le quartier pauvre de Guruyú, le 18 juillet 1897, l’état-civil uruguayen enregistre la naissance d’un certain Isabelino Gradín. Le long des ramblas, à quelques dizaines de mètres du port de Montevideo, le quartier n’est peuplé que des classes les plus pauvres de la ville.

Mais à quelques pas du port, il y a aussi le football. Les marins anglais, écossais, irlandais et gallois affluent par dizaines. Sur leur bateaux, des ballons de cuir, des vessies de porc salées par l’océan. Et forcément, comme il n’y a pas vraiment d’école, Isabelino Gradín, comme des dizaines de ses camarades, fait du sport. Nous sommes au tournant des années 1900, et le jeune Gradín découvre le football.

Athlète

Isabelino découvre le football, mais pas seulement. En effet, à l’époque, l’athlétisme est très prisé. Et le jeune homme excelle autant dans la course à pied qu’au football. Ce fait n’est pas très étonnant. Dans les mêmes années, au Brésil, le jeune Preguinho remporte des titres avec Fluminense et s’affirme également comme un hockeyeur ou un nageur hors pair. A l’époque, pas besoin d’abandonner un sport pour percer dans un autre. Isabelino Gradín débute à dix-huit ans en première division uruguayenne sous le maillot du CA Peñarol. Nous sommes en 1915, et le football sud-américain est en avance sur ses équivalents européens, africains et asiatiques. La première confédération sud-américaine de football est constituée le 9 juillet 1916 à Buenos Aires.

Très vite, l’idée est claire dans la tête des dirigeants. Le football sud-américain doit s’organiser autour d’une compétition internationale. Cette compétition, c’est la Copa America. Et c’est donc en cette même année 1916 que la première édition de la Copa America a lieu. L’Argentine, à l’origine de la création de la CONMEBOL, organise le tournoi sur son territoire. Gradín, impressionnant avec Peñarol, est appelé avec l’Uruguay et devient ainsi le premier international sud-américain noir de l’histoire. L’Uruguay, le Brésil, le Chili et l’Argentine s’affrontent dans un mini-championnat. La compétition se dispute intégralement à Buenos Aires, ce qui est censé profiter largement au pays-hôte. Et le public vient en nombre : plusieurs dizaines de milliers de personnes assistent aux six matchs de la première Copa America de l’histoire.

Isabelino Gradín avec le maillot jaune et noir de Peñarol
Isabelino Gradín avec le maillot jaune et noir de Peñarol

Noir désir

Et Isabelino Gradín marque le tournoi de son empreinte. Lors du match d’ouverture de la compétition, contre le Chili, il est accompagné de Juan Delgado, lui aussi afro-uruguayen. Si l’Uruguay ne fait qu’une bouchée de son adversaire en s’imposant 4-0, le public n’a d’yeux que pour les deux noirs. Gradín marque deux buts, Delgado est très bon. La fédération chilienne encaisse mal ce revers, et porte plainte auprès de la CONMEBOL. Le motif ? « La sélection uruguayenne comportait dans ses rangs deux joueurs africains ». Un rapide examen de la demande conduira à un rejet de la motion. L’Uruguay poursuit sa marche en avant en s’imposant contre le Brésil, avec un nouveau but de Gradín. Le pays remporte la compétition en battant l’Argentine, à Avellaneda – le match, initialement prévu à Buenos Aires, est décalé à partir de la huitième minute à Avellaneda suite à des envahissements de terrain.

C’est le tout premier titre uruguayen en Copa America. Le premier pour Isabelino Gradín, qui termine en plus meilleur buteur de la compétition. Il est logiquement rappelé l’année d’après, pour la Copa America 1917. Mais il ne dispute pas la moindre minute dans la compétition. En 1918, le gaucher remporte un nouveau championnat sud-américain, mais dans une autre discipline. Sur 400 mètres, il remporte la médaille d’or, et sur 200 mètres la médaille de bronze. L’année d’après, il réitère la performance en remportant cette fois-ci deux médailles d’or. Deux titres qu’il conservera également lors de l’édition 1920 de la compétition. Mais entre-temps, en 1919, il dispute une nouvelle Copa America. Si l’Uruguay la perd face au Brésil dans le match le plus long de l’histoire, cela permet à Gradín de faire avancer la cause des noirs. De nombreux brésiliens supportent en effet l’Uruguay en protestation au « racisme » de la fédération brésilienne.

Descente aux enfers

Mais la carrière d’Isabelino Gradín va prendre un tour de plus en plus tragique. Il participe certes à la fondation de l’Olimpia FC en 1922, mais se fâche avec la sélection. En effet, la FUF est en dissidence avec l’UFA, qui s’imposera. Mais Gradín est fidèle à la FUF, et n’est donc plus sélectionné qu’occasionnellement à partir de 1924. Il manque de nombreux tournois, une médaille d’or olympique et des victoires en Copa America. En 1927, il joue son dernier match en sélection, portant son total à dix buts en vingt-quatre sélections.

Sa fin de vie est particulièrement compliquée. De buteur prolifique, rapide et précis, il devient un anonyme sans métier. Il vit ses dernières années dans le dénuement le plus total. La pauvreté devient son pain quotidien, loin des fastes des stades remplis. En 1944, il tombe sérieusement malade, et est hospitalisé en urgence. Le 17 décembre, alors que son état est au plus bas, il reçoit la visite de l’intégralité de l’effectif de Peñarol, champion le jour même. Les joueurs apportent leurs encouragements et dédient leur victoire au champion passé. Mais rien n’y fait. Le 21 décembre, à l’âge de quarante-sept ans, il décède à Montevideo. Cet arrière-petit-fils d’esclaves restera à jamais comme le tout premier grand attaquant du football sud-américain.

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