Le football se vit par vagues. Comme des gouttelettes de buées sur une vitre teintée, rien de tel que de le voir de manière transversale pour ne pas sombrer dans la médiocrité ambiante. Hallucination, vision, invisible, tout doit se mêler pour donner le meilleur de ce qu’il peut y avoir. Car l’homme n’est que faiblesse face à l’Homme.

Hallucination du corps

Le football est le sport par excellence qui met en avant les corps. Les athlètes sont scrutés par des dizaines, des centaines, des milliers, des millions de paires d’yeux. Tout le monde, dégoûté ou non, se penche sur les abdominaux de Cristiano Ronaldo quand ce dernier se dénude face au public. Et tout cela n’est pour autant qu’une immense vue de l’esprit. Comme souvent, c’est la philosophie qui nous vient au secours. Remontons donc à l’origine de ce que le monde est, c’est à dire à son aspect primitif. C’est par conséquent avec Blaise Pascal qu’il nous faut aller. Ce dernier écrit en effet il y a déjà plusieurs siècles des mots qui gardent toujours un sens profond.

L’imagination dispose de tout. Elle fait la Beauté, la Justice, le Bonheur, qui est le tout du monde. […] C’est là ma place au soleil, disaient les petits enfants. C’est là l’origine et l’image de l’usurpation du monde. (Blaise Pascal, Pensées)

Bien que différents aspects de la théorie pascalienne soient discutables, ces quelques fragments sont très vrais. Si nous nous identifions à ce que nous voyons sur nos machines-écrans,  c’est bien parce que la magnification des corps est au rendez-vous. Ce rapport au corps, celui que nous possédons dans une puissance sublime de l’esprit, c’est uniquement par cet esprit qu’il est conçu. C’est à dire que le corps n’existe que parce que l’esprit n’existe. Mais le corps n’est pas l’esprit. Il ne faut pas confondre les ordres cependant, et c’est ce que Pascal s’échine à montrer dans toutes ses Pensées. Car confondre les ordres peut induire les pires erreurs.

Voir le monde comme à travers l’absinthe

Quand on regarde le monde, on est en face de contradictions élémentaires. En effet, les différents aspects de l’humanité se contredisent sans être pour autant les uns contre les autres. Car ce que le temps efface, la vie le reconstruit. Les différents moments de l’humanité sont les pires engeances de l’Homme. Je m’explique. La vie n’est pas un long fleuve tranquille que l’on puisse suivre. Car elle change tout le temps de sens, en cela qu’elle n’est pas puissante comme le peut être un verre d’alcool bu dans des circonstances obscures. Reprenons la pensée d’Héraclite.

On ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière (Héraclite, Fragments)

La vie change. Et pourtant, le football, lui, reste tout le temps le même. Les ballons donnés par l’attaquant vers le défenseur lors d’une phase de construction sont finalement tous les mêmes. Les passes en profondeur du milieu vers le buteur donnent toujours les mêmes frissons aux supporters exaltés. Bien que les émotions ne soient pas toujours les mêmes, il n’y a pas de peur de changer d’objectif. En effet, je suis sûr qu’aucun d’entre nous ne change de club qu’il supporte au cours d’un match.

Et c’est un peu comme cela que l’on boit un verre d’absinthe. Quand le sucre rentre en contact avec l’alcool, quand le poison pénètre nos veines, la passion que nous avons se retrouve transfigurée dans un visage pénétrant. Et c’est avec cet esprit que je pense que le football peut se concevoir : comme la vie de l’Homme face au panthéon de l’histoire. Comme la puissance de l’esprit dans un canevas du temps.

Rêve étrange

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse ? – Je l’ignore.
Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

(Paul Verlaine, Mon rêve familier)

C’est ainsi que je pense que le football est. C’est un rêve, un peu une hallucination. Car quand nous rêvons à l’avenir, quand nous pensons à ce que la vie nous a réservé, l’hallucination est présente. Le temps est le rêve le plus profond de l’esprit. Et si nous parvenons à vaincre la dictature du temps pour être pleinement dans le moment présent, alors l’hallucination disparaît. Il nous faut en fait nous habituer à l’hallucination.

Je m’habituai à l’hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac ; les monstres, les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi. (Rimbaud, Alchimie du verbe)

Et en guise de conclusion, ces mots de Rimbaud sont parfaits : ils cernent tout l’intérêt de l’hallucination, qui est de faire apparaître ce que nous voulons quand nous le voulons. Et si nous nous plaignons du faible jeu de notre équipe, c’est bien parce que nous ne l’hallucinons pas assez.

 

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« Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on le peut reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui ». (Jonathan Swift, 1667-1745)